Alexis Singer, le fondateur, était d'origine hongroise. Il arrive en France en 1923 à l'âge de 18 ans, venu y chercher du travail comme d'autres compatriotes des années vingt, car le pays a grand besoin de main d'œuvre. Il fait de la compétition pendant quelques années. Dès son mariage vers 1929-1930, il pratique le tandem avec son épouse Maria. Ils intègrent le club cyclotouriste des Tandémistes parisiens, accompilssent des voyages en France et à l'étranger. En 1937, ils vont de Paris à Budapest, la ville natale d'Alex. Puis c'est l'Autriche, la Belgique, l'Allemagne, la Suisse.. . Ils participent aussi à la Polymulitpliée de Chanteloup, épreuve très prisée, mélange de cyclosport et de technique : Alex a conservé la fibre sportive. En 1935, il participe au Concours de Machines comme pilote du constructeur Barra. En 1936, il y roule pour la marque Hurtu qui fait elle aussi de belles randonneuses de cyclotourisme. Parallèlement, il s'initie au métier du cycle et se perfectionne.
C'est ainsi qu'après avoir exercé différentes professions, il s'établit constructeur de cycles, spécialisé dans le haut de gamme cyclotouriste. Le créneau est porteur mais étroit. De bons artisans occupent déjà le terrain : Barra, Narcisse,
Reiss, Pitard, Maury ... Mais les concours techniques permettent aux meilleurs d'émerger, de se faire rapidement un nom et une clientèle. Alex Singer se hisse tout de suite parmi l'élite: au Concours de 1939, organisé dans les Vosges, il obtient des places d'honneur. Fait remarqué, il aligne le tandem le plus léger : moins de 13 kg, soit 1 kg de moins que le meilleur poids du concours de 1938. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1946, il truste les premières places : en catégorie tandem, en cyclo-camping et en prototypes. Sa bicyclette prototype pèse moins de 7 kg sans les pneus. La concurrence est pourtant rude avec Routens et Herse. Alex Singer exporte la randonneuse à la française en Belgique où ses machines glanent des lauriers aux concours de 1947 et 1948 sous la marque Mignon grâce notamment à son petit-neveu Ernest Csuka et à Jean Olbrecht. Désormais auréolé d'une notoriété d'excellence, il ne courra pas à tout prix après les succès sportifs.
Ernest Csuka en pleine action à l'atelier. Il s'est spécialisé dans le montage et la petite fabrication.Mais Alex Singer n'est pas qu'un constructeur de machines de qualité au fini irréprochable. Il est aussi un bon randonneur, sur la route chaque dimanche. Il participe à Paris-Brest-Paris Audax en 1949, réalise le Raid pyrénéen Hendaye-Cerbère en 1952, entraîne son entourage dans des weekends que ne désavoueraient pas les partisans du gravel d'aujourd'hui, et fait chaque année un voyage de vacances à raison de 120 à 150 km par jour. Comme d'autres constructeurs de l'époque, il a « son » club : l'Amicale cyclotouriste de la banlieue ouest.
Je veux dire par là que, simple membre de cette société, il a tissé avec elle des des liens privilégiés sans jamais s'imposer. Il en est le conseiller respecté des jeunes randonneurs, le confident des anciens, le discret sponsor et le fournisseur attitré de la plupart des adhérents. Le club, c'est un peu sa vitrine, sa pépinière de bons pédaleurs qui représentent sa marque, mais aussi sa grande famille. Les jeunes l'appellent « Tonton Alex ». Avec lui, ils descendent à Pâques-en-Provence, participent à l'annuel voyage de vacances et aux organisations franciliennes. Le premier dimanche du mois de mars, le « Rallye Alex Singer » se termine à la boutique par un tirage au sort de lots de qualité. Comme beaucoup de purs cyclotouristes, Alex Singer n'a jamais arrêté son activité. Mais la maladie a fini par le rattraper. En 1965, un an avant de décéder, il transmet son entreprise à son petit-neveu Ernest Csuka. Alex Singer a été l'un des trois plus grands constructeurs d'après guerre, sévère avec ses subordonnés dans le travail, mais jovial et bon vivant dans les moments de détente, un homme honnête et humain, estimé de tous, aimant passionnément le cyclotourisme, la nature, la montagne.
Ernest et son épouse Léone, aidés de Roland, continuent donc l'entreprise avec le même souci de qualité. Les deux frères sont entrés dans l'atelier en 1944. Roland était à l'assemblage et Ernest au montage. D'apprentis, ilsne mirentqu'un an à devenir ouvriers. À cette époque, l'apprentissage était rude. On commençait par les tâches les plus ingrates, on obéissait sans rechigner, on subissait les réprimandes acerbes des ouvriers. On touchait à tous les aspects du métier et les journées étaient longues : dix heures par jour, six jours par semaine. Pendant les périodes de « bourre », la journée se terminait une bavette » avec lui, jusque tard le soir. Ernest, c'est un artisan « à l'ancienne », éduqué à la rude école de la jeunesse ouvrière d'après guerre, fidèle à ses propres valeurs d'honnêteté, de travail bien fait jusqu'à la perfection et de la légitime fierté qu'on en retire. Cela l'amène à porter un regard désabusé sur la société actuelle.Cyclotouriste jusqu'au bout, il s'en va à son tour en décembre 2009.
Ses deux enfants ont été encouragés à poursuivre des études supérieures. Mais Olivier pratique depuis tout jeune le cyclotourisme et a fait également de la compétition pendant vingt-neuf ans. Il venait de plus en plus souvent à l'atelier paternel donner un coup de main. La construction des belles randonneuses Alex Singer ne pouvait pas s'arrêter ainsi, brutalement ; cette réputation d'excellence qui s'était répandue jusqu'aux États-Unis et au Japon ne pouvait pas disparaître. C'est tout naturellement qu'il a pris la suite de son père, avec la même passion, mariant progrès technique et tradition éprouvée. Les cycles Alex Singer, toujours au 53 de la rue Victor Hugo à Levallois Perret, ont été labellisés « Entreprise du patrimoine vivant français » en 2014, une juste reconnaissance. Le cap des 3 500 vélos construits a été franchi en 2015, comme en témoignent les registres scrupuleusement tenus à jour depuis 1938. Alex, Ernest, leurs épouses et Roland ont contribué à la notoriété de par le monde des belles randonneuses françaises dont on voit aujourd'hui le regain prometteur au Japon, aux États-Unis... et même en France. Le cyclotourisme français peut leur en être reconnaissant.